
Comment pouvons-nous mieux planifier les espaces en Suisse?
Ce que la Confédération propose pour le pays dans son nouveau Projet de territoire manque d’ambition. On peut mieux faire : la Suisse devrait penser à plus grande échelle, vaincre sa peur de l’urbanisation et suivre des lignes claires. C’est comme ça qu’apparaissent des espaces bien définis.
Par Thomas Sevcik
D’un point de vue spatial, la Suisse est tout de même une chose curieuse. Il y a, d’une part, une vallée longitudinale centrale dans laquelle presque tout le monde vit et travaille. D’autre part s’étend une chaîne montagneuse tout aussi structurante, faite de vallées habitées au milieu de zones vides qui sont peu, voire pas du tout exploitables. À certains endroits, la Suisse se prolonge dans les grandes régions voisines comme le Rhin supérieur, la trouée de Belfort, la Savoie, la Lombardie, la Valteline ou le Tyrol du Sud. Voilà le contexte.
Maintenant, que fait-on de ce territoire ? Le nouveau Projet de territoire Suisse de la Confédération, qui va être envoyé en consultation non officielle, veut en faire un parc à thème. La Suisse devrait être parfaitement harmonieuse : on décrit des villes denses selon le modèle de la « ville du quart d’heure » où il fait bon vivre, des zones rurales et des centres resplendissants, le tout desservi sans interruption. Le tourisme et l’agriculture seraient soutenus massivement, mais le paysage serait préservé ; l’économie serait forte, mais discrète. De la diversité de la Suisse dont il est question dans la préface, il ne reste finalement plus qu’une bouillie uniformisée entre Moutier et Mendrisio.
Pourtant, la vraie Suisse est tout d’abord un espace qui s’urbanise rapidement à de multiples endroits, un territoire extrêmement dynamique, zébré de nombreuses ruptures, d’erreurs de planification et de zones problématiques sur le plan politique. La Suisse est avant tout une sorte de « ville intermédiaire », aussi bien sur le Plateau que dans les vallées alpines centrales : trop grande et trop dense pour être un village rural, trop inégale pour être réellement qualifiée d’urbaine ou de métropolitaine.
Prétendre que tout est petit et mignon est une conception erronée de la Suisse.
Pourtant, des mots comme « agglomération » ou « ville intermédiaire » n’apparaissent pratiquement pas dans le nouveau Projet de territoire ; la peur du mot en U est palpable… L’« urbanisation ». En effet, nous ne pourrons pas éviter d’urbaniser de grandes parties du territoire construit : la création de quartiers, l’optimisation de la mobilité de proximité et les petites infrastructures, par exemple dans le domaine de l’énergie ou de l’éducation.
Cette situation est source de conflits, pas seulement en ce qui concerne la densification du tissu bâti, mais aussi pour ce qui est de l’extension du paysage urbain suisse. Y a-t-il des surfaces libres qu’il faudra sacrifier pour l’habitat, le développement et la prospérité ? Il y en aura, nous le savons tous, mais personne ne veut en parler. C’est pourquoi le Projet de territoire ne mentionne presque rien sur les conflits de surface et les affectations qui ne plaisent pas.
La Suisse de demain aura aussi des surfaces spéciales plus grandes, par exemple pour la défense, l’énergie, la recherche ou d’autres tâches essentielles pour la résilience de notre pays.
Prétendre que tout est petit et mignon est une conception erronée de la Suisse. L’infrastructure aéronautique restera telle qu’elle est aujourd’hui, voire prendra davantage de place à l’avenir (nous voulons tous prendre de plus en plus l’avion) ; de nombreuses surfaces logistiques et encore plus de centres de données seront nécessaires, de nouveaux nœuds de mobilité verront le jour. Pour cela, nous avons besoin de nouvelles réglementations, mais surtout de plus de possibilités en matière de zonage. Plus d’expérimentations, plus de mixité, plus d’exceptions.
Même des pays comme Singapour ou l’Allemagne commencent à expérimenter les types de zones. Nous, en revanche, nous traitons notre industrie ou notre commerce comme il y a cent ans. Des idées à ce sujet dans le nouveau concept d’aménagement ? Et non, rien.
Les institutions suisses souffrent d’agoraphobie : la peur de la ville
Une des plus grandes forces de la Suisse est aussi une de ses plus grandes faiblesses : les communes sont souveraines en matière de planification. Cependant, par peur de la souveraineté ou par surmenage, beaucoup ne planifient rien, parce que la planification ou les modèles territoriaux entraînent aussi des conflits. Les communes laissent donc aux privés, aux tribunaux ou aux groupes d’influences le soin d’aménager le territoire.
Si nous voulons vraiment que la Suisse soit mieux aménagée, certains acteurs doivent redoubler d’efforts. La Confédération doit comprendre et refléter la réalité d’un quasi-État urbain dynamique dans un 21e siècle confus et inconfortable. Les cantons doivent penser les grands espaces de manière réaliste et cesser de se borner aux frontières cantonales. Les communes doivent elles-mêmes imaginer des idées, des récits et des images sur la manière dont nous voulons vivre ensemble dans un territoire qui allie à la fois l’habitat et le travail, y compris avec des fonctions difficiles.
Du reste, si le nombre d’habitants devait stagner, voire diminuer, la Suisse aurait tout de même besoin de la plupart des surfaces : elle doit de toute façon devenir plus efficiente, plus durable et plus résiliente pour assurer la prospérité de sa population, même si cette dernière stagne ou diminue.
Le nouveau Projet de territoire montre que les institutions suisses souffrent d’agoraphobie : la peur de la ville. C’est plutôt étrange pour une nation née d’une volonté commune, composée en grande partie d’anciennes villes-États confiantes. Mais la Suisse de demain devra urbaniser ses agglomérations, améliorer massivement sa planification et son zonage, abandonner malgré tout quelques surfaces libres et reconnaître la réalité des surfaces de mobilité, de logistique, de recherche et de défense. Paradoxalement, nous pourrons en même temps protéger à nouveau plus d’espaces ouverts et d’espaces naturels. Des lignes et des angles clairs permettent de tracer des frontières et donc des espaces bien définis.

Thomas Sevcik, 55 ans, est co-fondateur d’Arthesia, un bureau spécialisé dans le conseil stratégique pour les entreprises, les villes, les États et pour des situations spécifiques. Il est en outre copropriétaire de Xanadu Alpha, une société d’investissement privée spécialisée dans les situations spéciales, et a co-écrit le manifeste de l’urbanisme « Urbanisitica ».
Ce texte a d’abord été publié dans le « NZZ am Sonntag ».